Écoles pionnières au Maroc : la révolution silencieuse de l'éducation publique

Écoles pionnières au Maroc : la révolution silencieuse de l'éducation publique

Hicham TOUATI 

Alors que les défis du système éducatif marocain restent l’un des chantiers les plus sensibles de la réforme publique, l’expérience des écoles pionnières s’impose depuis 2022 comme une tentative ambitieuse de redéfinir les fondements de l’apprentissage à l’école primaire. Portée par une volonté politique affirmée, cette initiative vise à replacer l’acquisition des compétences de base — lire, écrire, compter — au cœur de l’action pédagogique, dans une logique de transformation structurelle.

L’approche retenue ne repose pas uniquement sur une vision centralisée. Elle s’appuie sur une implication accrue des Académies Régionales d’Éducation et de Formation (AREF), lesquelles sont devenues de véritables relais opérationnels de la stratégie ministérielle. Cette décentralisation assumée du discours et de la responsabilité mérite d’être saluée : pour la première fois, des responsables régionaux, dont des directrices comme Ouafae Chakir, s’expriment publiquement pour éclairer l’opinion sur les objectifs, les résultats et les difficultés du projet. Une transparence nouvelle qui traduit une rupture avec la verticalité classique du pilotage éducatif.

C’est dans cet esprit que s’est tenu un débat télévisé réunissant Madame Chakir, à la tête de l’AREF de Tanger-Tétouan-Al Hoceima, et le professeur Mohamed Guedira, universitaire et spécialiste des politiques éducatives. À travers un dialogue franc, les deux intervenants ont confronté leur lecture du dispositif, enrichissant ainsi la réflexion collective autour de la réforme.

Madame Chakir a défendu un bilan qu’elle juge prometteur. Après un an et demi de mise en œuvre, les premières évaluations font état d’une hausse significative du niveau des élèves : la proportion de ceux maîtrisant les apprentissages fondamentaux serait passée de 32 % à 74 %, avec un écart de plus de 80 % en faveur des écoles pionnières par rapport aux écoles témoins. Ces chiffres, obtenus à partir d’un échantillon de 600 établissements pionniers et 100 écoles témoins, refléteraient, selon elle, l’impact d’une méthode pédagogique plus individualisée, d’un encadrement renforcé et d’un engagement accru des équipes éducatives.

Elle insiste par ailleurs sur la dynamique participative qui a présidé à la mise en place du projet : les établissements n’ont pas été sélectionnés selon des critères imposés, mais ont adhéré volontairement à cette nouvelle approche. Malgré une réticence initiale du corps enseignant, une adhésion progressive s’est imposée, renforcée par des campagnes de sensibilisation ciblées et une meilleure compréhension des bénéfices attendus. Dans certaines régions, y compris rurales, des mouvements d’élèves quittant les écoles privées pour rejoindre les établissements pionniers publics ont été enregistrés, ce qui témoigne d’un regain de confiance dans l’école publique.

Le professeur Guedira, tout en saluant la clarté des objectifs affichés — une première dans l’histoire récente des réformes éducatives — a exprimé plusieurs réserves. Il rappelle que l’école ne se limite pas à l’instruction cognitive : elle est aussi un espace de socialisation, d’intériorisation des valeurs et de construction identitaire. En se concentrant exclusivement sur les compétences techniques, le risque serait de négliger la dimension humaine et sociale de la formation. Il interroge également la représentativité de l’échantillon retenu et la pertinence des critères de sélection : s’agit-il d’un volontariat biaisé ou d’une sélection indirectement guidée par les performances initiales des établissements ?

Surtout, il alerte sur un point souvent sous-estimé : la démotivation croissante des inspecteurs, confrontés à une surcharge de travail sans indemnisation adéquate. Une telle situation, selon lui, menace la pérennité du dispositif, car elle fragilise l’accompagnement pédagogique sur le terrain. Il s’inquiète aussi d’une tendance à « formater » les enseignants par des formations descendantes, qui limiteraient leur autonomie professionnelle et leur potentiel créatif.

À ces critiques, Mme Chakir répond par une réaffirmation des principes du projet : celui-ci ne vise ni l’uniformisation ni la rigidité. Il repose sur l’amélioration continue des conditions de travail, sur la reconnaissance du rôle des enseignants, et sur un effort de dialogue constant avec les familles. Apprendre, se satisfaire, s’épanouir — tels sont les trois axes fondateurs du modèle, selon elle. La priorité est certes la maîtrise des savoirs fondamentaux, mais sans négliger l’environnement global de l’élève ni les dimensions transversales du développement personnel.

Ce débat, révélateur d’une volonté de rendre le changement lisible et critique, illustre les tensions fécondes d’un système en transition. La réforme des écoles pionnières n’est ni un remède miracle ni un programme figé, mais un laboratoire d’expérimentation et d’ajustement. En ce sens, elle appelle à une évaluation continue, à une implication élargie des acteurs, et à une vigilance constante pour éviter les dérives technicistes.

Reste que cette ouverture du débat éducatif, jusque-là souvent cantonné aux cercles fermés des décideurs, constitue un signal fort. Donner la parole aux responsables régionaux, croiser les perspectives académiques et institutionnelles, interroger les pratiques sans complaisance : autant de gestes qui renforcent la crédibilité du processus en cours. À travers les écoles pionnières, c’est une certaine idée de l’école marocaine qui se redessine — une école qui, sans renier ses fondements, ose se projeter dans un avenir de rigueur, de justice et d’espoir.