Quand l’école cède, la rue enseigne la violence
Hicham TOUATI
Alors que les récentes émeutes ont secoué plusieurs villes marocaines, le chiffre frappe comme une détonation : 73 mineurs parmi les 200 personnes arrêtées, certains à peine adolescents. Derrière les pierres lancées et les vitrines brisées, c’est une jeunesse à la dérive qui surgit, révélant les fissures profondes d’un modèle éducatif, social et familial en crise. Que signifie la participation de ces élèves aux violences ? Et comment empêcher que d’autres, demain, ne suivent le même chemin ?
Rabat, Salé, Témara, Skhirat… les noms se succèdent, comme autant de points rouges sur la carte d’un pays secoué par un sursaut inattendu. Le week-end dernier, dans la foulée de protestations impulsées par des jeunes identifiés comme appartenant à la « génération Z », des quartiers entiers se sont embrasés. Ce qui avait commencé comme un appel à l’expression pacifique d’un malaise social s’est transformé en scènes de chaos urbain : pillages, incendies, destructions de biens publics et privés. Mais au-delà des images chocs et du bruit des sirènes, un constat persiste, froid et implacable : parmi les 200 personnes arrêtées, 73 sont des mineurs.
Ce ne sont pas de simples chiffres, ce sont des vies. Des adolescents, collégiens ou lycéens, que l’on aurait pu croiser sur les bancs d’une salle de classe ou dans une cour de récréation, et qui se retrouvent aujourd’hui entre les murs d’une salle d’audience, ou pire, derrière ceux d’un établissement pénitentiaire. Certains ont été placés en détention provisoire, d’autres font l’objet d’une surveillance judiciaire, mais tous portent désormais l’empreinte précoce d’un passage dans l’engrenage judiciaire.
Comment en est-on arrivé là ? Quelle défaillance systémique a permis que des jeunes de 14 ou 15 ans se retrouvent, de nuit, en meute, à s’en prendre aux institutions, aux commerces, aux symboles même d’une société à laquelle ils semblent ne plus vouloir appartenir ?
À l’origine, les rassemblements se voulaient pacifiques, portés par une frange de la jeunesse connectée, en quête d’écoute, de reconnaissance, de réponses. Mais dans le brouillard numérique et la confusion des émotions collectives, des groupes marginaux, souvent issus de milieux défavorisés ou de parcours scolaires heurtés, se sont infiltrés, ont récupéré l’élan pour le détourner vers la violence. L’opportunité de casser, de voler, de brûler a remplacé l’espoir de se faire entendre.
Ce basculement n’est pas né du hasard. Il est le fruit amer de plusieurs décennies de fragilisation de l’école publique, d’érosion de l’autorité parentale et de perte de repères dans les quartiers populaires. L’école, censée être le socle de l’émancipation, peine de plus en plus à jouer son rôle. Le décrochage scolaire y est rampant, les classes surchargées, les enseignants souvent démunis. Quant à la famille, confrontée à la précarité économique, elle se retrouve, elle aussi, parfois impuissante à encadrer, orienter, éduquer.
Ce sont dans ces brèches que s’engouffrent les réseaux sociaux, véritables catalyseurs de pulsions incontrôlées. Les adolescents, surexposés à la violence virtuelle, en viennent parfois à la reproduire dans le réel, convaincus d’agir sans conséquences, ou dans l’anonymat d’un groupe. L’émeute devient alors un théâtre où se joue une fausse libération : frapper, piller, brûler, comme si cela permettait d’exister, ne serait-ce qu’un instant.
Mais à l’issue du tumulte, ce sont les conséquences durables qui demeurent : des carrières scolaires brisées, des casiers judiciaires entachés, des stigmates familiaux lourds, et surtout, un sentiment de rupture encore plus profond avec la société.
Il ne s’agit pas ici de nier la nécessité de la justice. La loi doit être appliquée avec fermeté, d’autant plus face à des actes aussi graves que l’incendie d’un commissariat, le saccage d’un supermarché ou l’agression de membres des forces de l’ordre. Mais il est impératif de compléter cette réponse répressive par une réflexion éducative et sociale de fond.
Il faut restaurer la capacité de l’école à prévenir les dérapages, en introduisant de véritables dispositifs de détection du mal-être scolaire, en réhabilitant les conseillers d’orientation, les psychologues, les éducateurs de rue. Il faut redonner aux enseignants un rôle central dans la formation civique et émotionnelle des jeunes, au-delà des seuls contenus académiques. Il faut aussi renforcer les mécanismes de médiation et de dialogue dans les établissements, pour que les frustrations trouvent à s’exprimer autrement qu’à travers la violence.
Mais surtout, il faut parler aux jeunes. Les écouter, les comprendre, leur donner des espaces pour s’exprimer et pour agir de manière constructive. Trop souvent, les adolescents sont réduits à des statistiques, à des dangers potentiels ou à des problèmes à contenir. Il est temps de les considérer comme des acteurs, des citoyens en devenir, porteurs d’aspirations, certes parfois confuses, mais bien réelles.
Car si nous ne leur tendons pas la main aujourd’hui, d’autres le feront. Et ce ne seront ni les professeurs, ni les éducateurs, ni les artistes engagés, mais des groupes extrémistes, des trafiquants, ou encore l’illusion toxique d’une révolte sans lendemain.
Les 73 mineurs arrêtés ne sont pas seulement les visages d’un drame judiciaire. Ils sont le miroir d’un malaise profond, celui d’une jeunesse que l’on dit perdue mais qui, souvent, n’a simplement pas été cherchée. Il ne tient qu’à nous de la retrouver.